Sexualité : de la régression au lâcher prise

De la régression au lacher prise

Co-fondatrice de l’École Française d’Analyse Psycho-Organique, Anne Fraisse est psychothérapeute, superviseur et formatrice. Elle est l’auteur de “La Fontaine de Feu”, publié en 1994 chez Albin Michel.

Q : Vous avez souhaité évoquer la question de la sexualité. Est‐ce une question fréquemment amenée par les patients en psychothérapie ?

En tant que psychothérapeute, jʹai eu pendant ces dix années de  pratique professionnelle assez peu de personnes qui sont venues dès le premier entretien pour travailler directement sur leur sexualité. Les personnes souffrant de problèmes sexuels vont plutôt se diriger vers les médecins, les sexologues, ou des sexothérapeutes que vers les psychothérapeutes. Or les difficultés dʹordre sexuel sont pour 98% des problèmes relationnels, des problèmes de communication et peut‐être quʹil y a 2% de problèmes organiques.
Nous psychothérapeutes, nous entendons beaucoup parler de sexualité car toute personne qui va faire un travail sur elle‐même est amenée à parler de sexualité (ou ça se parle en elle) de différentes façons.
Quelques fois, cela se produit au bout de longtemps. Je me souviens d’un homme qui, au bout de 6 mois, a pu dire ses tendances pédophiles ou bien dʹun homme marié qui, au bout dʹun an et demi, a parlé de ses relations avec des prostituées. Donc il ne faut pas croire que ce soit facile de parler sa sexualité. Parfois cʹest dit clairement mais cela se dit de beaucoup d’autres façons, notamment à travers le transfert. La sexualité se vit à ces différents niveaux : au niveau du corps, on peut voir par exemple, le bassin d’un thérapisant qui était bloqué, surchargé avec des stases, commencer à se débloquer suite à un travail corporel. Nous pouvons travailler au niveau de lʹinconscient, avec les rêves qui sont apportés et qui peuvent être des rêves à contenu érotique, des rêves à un niveau plus symbolique avec la question de l’union des opposés du yin et du yang, de l’animus et de l’anima, du couple intérieur. Notre écoute, en tant qu’analyste psycho‐organique, nous permet d’accueillir ce que nous voyons dans le corps, d’accueillir lʹinconscient et la psyché, et bien sûr, lʹesprit.

Q : « Sexualité : de la régression au lâcher prise » : n’est il pas paradoxal de parler derégression en parlant de sexualité

Quand je parle de régression, il s’agit du besoin de l’oralité, alors que la sexualité est du côté du désir, de la génitalité. Je le fais parce que, dans mon expérience clinique, je me suis aperçue que de nombreux patients confondaient besoin et désir. Et comment puis‐je prendre en responsabilité mes désirs sexuels si je n’ai pas travaillé sur mes besoins. Très souvent il y a confusion voire inversion entre besoin et désir. J’invite donc le thérapisant d’abord à travailler sur ses besoins, sur le petit bébé, sur son enfant blessé, c’est‐à‐dire d’accepter de régresser.
Je prendrai lʹexemple dʹun homme qui, au bout dʹun certain temps, amène, en séance, que sa vie sexuelle nʹest pas très dynamique avec sa femme. Puis, arrive toute une série de reproches quʹil fait à sa femme, assortie de beaucoup dʹamertume, dʹinsatisfaction, et defrustration. Quand il a pu lâcher les reproches et accueillir ses besoins profonds, il a pris conscience que son insatisfaction sexuelle, sa difficulté relationnelle avec sa femme ne se posait plus du tout en termes de désir mais ça se passait en termes de besoin. Cet homme touchait en lui un besoin primordial que nous avons tous, le besoin dʹaimer et dʹêtre aimé. Dans sa profondeur, ce quʹil demandait à sa femme derrière tous ces reproches était :« maman aime‐moi ». Donc sa femme était investie d’une fonction maternelle à laquelle elle ne pouvait strictement pas répondre. Quant à lui, il avait perdu lʹimage de lʹamante, l’image de la femme sexuellement différente de lui ; il projetait sur sa femme l’image demère symbolique dont il avait besoin. Cʹest une étape de régression, difficile à vivre dans une relation de couple, car il y a la perte de désir sexuel.
Voilà ce que jʹentends par une régression, cʹest aller toucher ses besoins profonds. Or nous passons notre temps à nous affirmer indépendant à confondre souvent lʹindépendance et lʹautonomie. Je crois quʹil faut beaucoup dʹhonnêteté avec soi‐même et reconnaître quʹil y a des moments dans la thérapie où nous avons à explorer nos besoins, nos manques pour pouvoir soit les combler et cela se passe soit en termes de réparation, soit dans le fait de pouvoir en faire le deuil dans un processus d’acceptation.

Q : comment faire ce chemin en profondeur qui semble indispensable si l’on vous comprend bien pour vivre une sexualité épanouie ?

En analyse psycho‐organique, nous avons beaucoup de possibilités dʹamener, dʹaccueillir le patient, lʹaccompagner dans ces moments. Le corps se place du côté du langage archaïque, au‐delà du verbal, dans toute la zone préverbale dans le rapport archaïque à la mère. Nous avons tout un éventail d’attitudes qui nous permettent de comprendre, dʹécouter, dʹaccompagner le tout petit par exemple, les portages, les polarisations, le toucher ontologique, les bercements, la voix…, cʹest une question dʹattitude, de présence, dʹêtre, cʹest‐à‐dire quʹà ce niveau de profondeur, je reconnais lʹautre dans son existence parce que moi jʹexiste et quʹil existe. Et là, dans cette expérience dʹexistence à existence, il y a la gratuité de notre vécu, la gratuité dʹécouter : « je ne te demande pas quand, pourquoi, dʹoù », mais « tu existes, jʹexiste ». Pour certaines personnes, la simple expérience de cette gratuité, peut amener beaucoup de changements. La reconnaissance de l’autre, l’amour inconditionnel réparant et sécurisant.
La difficulté pour le thérapeute lorsquʹil accompagne quelquʹun dans la régression, c’est qu’il ne sait pas où il va et pour combien de temps. 
La régression se pose en deux termes : la régression cʹest du côté de la mère, du côté de lʹindifférencié, cʹest‐à‐dire que dans la régression je prends le risque de vivre à la fois la mort et à la fois la naissance. Cʹest à ce prix‐là que je peux rencontrer Éros, le plaisir, la vie,la vie créatrice. La mère est source de toute vie. Dans la régression, vous rencontrez la plupart du temps la mort et la vie. Ce qui veut dire quʹil y a une sorte de fascination que nous avons dans cette recherche du fusionnel dans cette recherche de devenir « un », cette recherche de retourner dans le ventre de la mère, au paradis perdu dʹoù je viens, et cette fascination peut vous entraîner dans une expérience tout à fait morbide : je laisse ce monde, je rentre en moi‐même, il y a introversion des énergies, il y a perte de lʹindividu. Le patient touche lʹindifférencié avec l’envie de ne rien faire ; il peut sentir le désir de mort,de disparaître, de se fondre. Le psychothérapeute accompagne, contient organiquement cette régression et parfois nomme. Le thérapisant va‐t‐il toucher le fond de la mer pour remonter ?
Quelle que soit la longueur de ce passage, arrive un moment où la lumière arrive. La personne trouve son oui à la vie, elle sait que cʹest de sa vie dont il est question, différente de cet indifférencié. A ce moment, les énergies repartent et le travail de reconstruction, appropriation de soi‐même, appropriation de sa libido, appropriation de son plaisir peut se faire : je sais que cʹest moi qui ai envie de vivre, la vie ne mʹest pas imposée par la société ou mes géniteurs. Cʹest mon expérience. La régression est‐elle fusion mortifère ou ressourcement ? Dans son accompagnement, l’analyste psycho‐organique est porteur de cette question et de l’espoir que son patient va dire oui à la vie, mais il ne sait pas quand.

Q : on sent bien en vous écoutant qu’à ce moment là, la question du désir peut se présenter, autrement.

Je reviens à la régression dans la perspective de la sexualité pour insister sur la notion de réparation. Nous pouvons réparer des zones de nous‐mêmes qui ont été blessées. Le travail corporel aide à cette réparation, à travers des contacts, des touchers. Le premier plaisir organique, la relation dʹEros, cʹest avec notre mère que nous le connaissons. Que ce soient les hommes ou les femmes, nous sommes tous passés par ce contact organique et cette expérience de plaisir, ou au contraire de non‐plaisir avec tous les traumas, les peurs, les dégoûts si le contact intra utérin ou dans les premières années de sa vie s’est mal passé avec la mère. Plaisir ou déplaisir, nous allons toujours chercher cette fusion, rechercher cet indifférencié. Quʹest‐ce que la relation sexuelle, si ce nʹest cette recherche dʹaller dans la fusion ressourçante, de retourner vers la mère dʹoù je suis venu? Ce qui est intéressant dans la relation sexuelle, qui est une communication, un dialogue entre lʹhomme et la femme, c’est que nous passons de la fusion à lʹidentité, du nous au je, dans un mouvement – concrètement et sexuellement également – entre le pôle fusionnel et identitaire. Beaucoup des personnes avec qui jʹai pu parler mʹont dit quʹelles ont peur de la fusion, donc de l’ouverture sexuelle à lʹautre. La plupart du temps, cʹest parce quʹelles ne sont pas assez sorties de la fusion, que leur je n’est pas assez constitué. Or il y a besoin dʹaller dans la fusion pour pouvoir en sortir, de reconnaître ce besoin que nous avons tous dʹaimer et dʹêtre aimé, pour ensuite pouvoir en sortir, et là, construire une sexualité dʹadulte.

Q : pourquoi est il si difficile de sortir de la fusion alors ?

Dans ce mouvement de passer de la mère archaïque vers le père, de lʹÉros vers le Logos, de la nature vers la culture, dans ce mouvement qui fait partie de notre vie sexuelle, il y a la nécessité de la confrontation au père. Nous avons besoin de nous confronter au père, que ce soit le père réel ou le père symbolique, lequel prend plusieurs formes : la loi, le social, le passage de lʹinconscience à la conscience. Ce qui est très structurant, cʹest le conflit œdipien dans cette confrontation au père. Cela veut dire que je vais passer de un à deux (et pour avoir des relations sexuelles, il faut être deux) puis à trois quand je passe dans cette problématique œdipienne. Dans cette problématique œdipienne, lorsque lʹenfant et la mère sont très fusionnels, cʹest la mère qui va nommer le père comme tiers,comme tierce personne : « c’est ton père ». Elle va faire reconnaître à lʹenfant quʹil a un père. Cʹest à ce prix là quʹensuite lʹenfant peut faire la différence entre lui et la libido parentale. Le père et la mère forment une cellule et lui, il est différent, il nʹa pas accès à cette circulation, à cet échange et cʹest par cette distanciation, par ce décollement quʹil peut dire « cʹest mon énergie, cʹest ma libido, cʹest mon plaisir à moi ». Donc pour reconnaître nos désirs comme différents de ceux de la mère, pour nous approprier notre énergie, et notre sexualité, nous avons besoin d’un père, de la loi, de la séparation, nous avons besoin dʹaccepter dʹêtre différent et dʹaller dans la différenciation. Il y a des deuils à faire, des prix à payer pour cela. Et souvent, nous préférons rester dans lʹindifférencié, dans la grande fusion, plutôt que dʹaccepter le prix à payer pour la séparation. Le processus d’individuation est un processus de différenciation des autres pour devenir soi‐même et enfin, pouvoir rencontrer l’autre, les autres, en appréciant leur différence et complémentarité.
Dans lʹacte sexuel, cʹest la rencontre de deux personnes, de deux mondes complètement différents. En se rencontrant, ces deux mondes vont créer un troisième monde. Lʹhomme, dans la relation sexuelle, va dʹabord chercher dans le regard de la femme le père qui va lui donner la force de trouver sa virilité, de devenir homme, de trouver sa puissance, et de se reconnaître lui‐même comme homme pour ensuite, avec son identité dʹhomme que les yeux du père lui ont donnée, pouvoir aller vers lʹorgasme, cʹest‐à‐dire vers la fusion sans peur dʹêtre dilué, de ne plus exister, cette fusion qui le ramène vers la mère. La femme va chercher dans la relation avec le partenaire, dans le regard de lʹhomme, son père, qui va lui dire, dans lʹinconscient, « je te reconnais comme femme, différente de ta mère », et cʹest simplement par ce décollement, par cette différenciation dʹavec la mère quʹelle peut exister comme femme individualisée. Elle peut ensuite accepter de retourner vers sa mère car elle est une femme comme sa mère et que lʹorgasme nous amène vers la fusion.

Q : Imaginons que nous avons pu réparer nos vieilles blessures en acceptant la régressionet que nous ayons réussi à accepter de sortir de la fusion … que se passe‐t‐il alors ? Notamment dans notre vie sexuelle ?

Pour moi, lʹacte dʹamour est un acte qui va mobiliser en même temps les sensations, les émotions, les images et la spiritualité. Cela se joue donc au niveau du corps, du cœur et de lʹesprit. Quand je peux vivre des trois dimensions ensembles dans la relation à autrui, je vis alors vraiment lʹexpérience dʹun contact avec lʹautre de Soi à Soi, au sens jungien du terme, le Soi le plus profond, sa vérité intérieure et là, ça se passe dans le lâcher‐prise total. C’est une expérience énergétique puissante et ressourçante. 
Jʹarrive donc à cette notion de lâcher‐prise, qui est différente de la notion de régression. Ce qui est paradoxal dans la relation sexuelle et particulièrement dans lʹorgasme, cʹest que jʹai à accepter de lâcher mon ego au niveau de mes limites tant corporelles que psychologiques, et en même temps que je vais vers ce lâcher‐prise et cette perte de contrôle, je fais lʹexpérience de plaisir, dʹincarnation et de complétude. Je vis les deux à la fois dans lʹici et maintenant, ce qui est un paradoxe. Jʹaccepte de perdre tous mes types de contrôles, mental et organique, jʹaccepte de perdre mes peurs. Nous nous accrochons souvent à nos peurs, quʹelles soient inconscientes, psychiques ou dans le corps, parce quʹelles nous sont connues. Lʹinconnu nous fait encore plus peur. Or lʹorgasme, cʹest lʹinconnu, cʹest toujours quelque chose de nouveau. Dans cette perte de lʹego, alors que je suis dans cette ouverture, ce lâcher‐prise, cette acceptation de ce qui va advenir, les énergies de vie qui vont me traverser, en même temps, je suis de plus en plus incarnée, jʹai de plus en plus de force dans mon corps, de contact organique avec moi‐même et de plaisir dʹexister.  Si nous rencontrons des difficultés sexuelles, cʹest que cʹest très dur dʹaller vers ce lâcher‐prise. Au contraire, nous contrôlons. Nous avons encore des besoins de régression, de réparation ou de nettoyer des traumatismes. La plupart du temps, nous ne nous aimons pas assez et nʹaimons pas assez notre corps pour pouvoir le lâcher et aller dans lʹouverture à lʹautre. 

Q : Donc il y a pas mal dʹobstacles dans la relation amoureuse ?

Si je montre ainsi les difficultés, cʹest que je pense que lʹacte dʹamour cʹest à la fois complètement donné, cʹest retrouver une spontanéité, et en même temps, ça se construit. Il est difficile en premier lieu de sʹaimer soi‐même, dʹaimer son corps, de connaître ses désirs. Est‐ce que je peux prendre la responsabilité de mes désirs, dʹoser les formuler pour pouvoir espérer obtenir qu’ils soient satisfaits ? Il y a toute une idéologie dans laquelle les femmes sont prises, qui fait que nous attendons de notre partenaire de nous donner le plaisir, de nous révéler à nous‐même dans notre féminité ou notre masculinité. Très souvent, les femmes qui travaillent sur leur sexualité vont prendre conscience par un travail psychique et organique quʹelles sont responsables de leur plaisir. Ce nʹest quʹune fois quʹelles peuvent complètement accepter la responsabilité de leur plaisir quʹelles peuvent rencontrer le plaisir de lʹautre. Là une relation adulte peut avoir lieu, se dire, et une danse entre les deux personnes peut exister et se faire.

Q : qu’auriez‐vous à nous dire, en guise de conclusion ?

La relation sexuelle nous plonge dans lʹici et le maintenant. Cʹest complètement dans lʹinstant que je vais vivre la relation sexuelle. Si je mʹaccroche au passé ou au futur, quelque chose va être freiné. Être dans lʹici et le maintenant, ce nʹest pas facile ! Rien quʹune toute petite pensée, comme « jʹai peur de perdre lʹautre »,  nous empêche de vivre dans lʹici et le maintenant. C’est une expérience de ressourcement, d’expression de l’être et de reliance à l’autre. Nous sommes invités dans l’acte d’amour à abandonner notre volonté de posséder, de nous contrôler ou de posséder lʹautre. Pour moi, lʹinverse de lʹamour, ce nʹest pas la haine. La haine, cʹest souvent vécu dans lʹexpérience psychique comme de lʹamour gelé. Pour moi, le contraire de lʹamour, cʹest la volonté de puissance. Tout ce que je mets dans ma volonté de puissance je ne le donne pas à lʹamour.

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