Quand le psychothérapeute fait-il du père ?


[1]Cet article est issu d’un travail de recherche réalisé pour le mémoire professionnel de fin de cycle de l’EFAPO « La figure du père au travail », mai 2017.

le psychothérapeute fait-il du père ? Def

Les différentes composantes de la fonction paternelle et leur activation dans l’espace thérapeutique.

Mots clés : Fonction paternelle du thérapeute – Analyse Psycho-organique

Pour Freud, depuis Totem et tabou jusqu’à Moïse et la religion monothéiste, la figure paternelle fonde et clôt son œuvre écrite psychanalytique.
Parler de fonction paternelle permet de différencier les fonctions des personnes réelles. Aujourd’hui, la redistribution des rôles parentaux et la diversité des configurations familiales font évoluer les modèles familiaux. C’est pourquoi, les composantes de la fonction paternelle se rattachent moins distinctement à un père et à une mère biologiques.
Par ailleurs, les fonctions paternelles sont présentes chez le père ainsi que chez les autres membres de la famille ou de l’entourage de l’enfant : en premier lieu la mère et aussi les grands parents, oncles, conjointe de la mère dans un couple homoparental, etc.
De façon analogue, dans la notion de « mère suffisamment bonne » de Winnicott, il présente celle-ci comme comprenant l’ensemble de l’environnement affectif du nouveau-né, père inclus.
Nous utiliserons parfois le terme de « père » pour évoquer la ou les figures paternelles qui accompagnent l’enfant.

Les différentes composantes de la fonction paternelle s’articulent les unes aux autres, interagissent entre elles ; nous les séparons ici pour les expliciter mais leurs frontières ne sont pas étanches.
Pour chacune des composantes présentées ici, nous examinerons dans quelle mesure le psychothérapeute occupe ces positions, soit par le transfert du patient, soit par les intentions thérapeutiques.
En effet, les patients investissent le psychothérapeute avec la même charge émotionnelle que leurs parents. Le mécanisme de transfert, tel que défini en psychanalyse, désigne ce processus par lequel les désirs inconscients du patient s’engagent et s’actualisent dans la situation thérapeutique, c’est à dire dans la relation que le patient entretient avec le thérapeute.
Même si le psychothérapeute devient une figure d’identification positive de par son attitude bienveillante, il va aussi se rejouer, dans le processus thérapeutique, le processus du parent réel mal aimant. Puis, un nouveau lien s’invente et s’éprouve au fil des séances.

Le protecteur

« Le père est nécessaire à la maison pour aider la mère à se sentir bien dans son corps et heureuse en esprit (1). »
Dès la conception, le père protège la mère et l’enfant par sa présence et par son soutien ; à la naissance, cette fonction permet à la mère et au nourrisson de vivre les moments fusionnels sans crainte et en toute confiance. Cette fonction protège alors de toute intrusion et subvient aux besoins matériels et psychologiques de la mère, donc de l’enfant.
Au niveau corporel, on peut aussi penser que le père crée une enveloppe protectrice avec sa voix en complémentarité de l’enveloppe charnelle de la mère. Avant d’être une limitation et une séparation, la voix du père installe là une présence concrète et incarnée ; sa voix soutient la parole.
Dans l’espace thérapeutique, c’est d’abord le cadre thérapeutique, de manière globale, qui occupe cette fonction de protection pour le patient. A ce titre, le respect de la confidentialité garantit au patient la protection de son espace psychique. L’engagement du thérapeute dans le travail thérapeutique, dans la mesure où il est éprouvé par le patient, bien sûr, sécurise et soutient.
Donc, en psychothérapie, la protection paternelle est surtout mise en œuvre via le cadre et les limites avec l’extérieur. Ce qui relèverait de la protection maternelle est la qualité de l’accueil, la bienveillance affective et organique, le soin porté au lien qui permettent au patient de vivre et d’intégrer l’expérience d’un lien sûr.

[1]Winnicott D.W., L’Enfant et sa famille. Payot, 1971. P. 118-119.

Le tiers séparateur

C’est une fonction paternelle essentielle pour Freud et la psychanalyse. Cette fonction dite séparatrice permet d’apporter du tiers dans la relation duelle de la mère et de son enfant. Le père incarne l’autre, l’altérité, l’ouverture au monde ; cette fonction de tiers montre à la fois à la mère et à l’enfant qu’ils ne peuvent pas être tout l’un pour l’autre tout le temps. Cette fonction permettra la différenciation et l’inscription générationnelle. En incarnant l’altérité, le père permet d’intégrer une temporalité : la fusion mère/enfant est temporaire.
Le père, par sa présence, permet à l’enfant d’éprouver, même douloureusement, qu’il n’est pas le seul objet d’investissement affectif de sa mère. C’est grâce à cela que l’enfant pourra s’ouvrir au monde et, en se différenciant de ses parents, construire son identité afin de ne pas rester un « petit bout de la mère » ou, selon l’expression de Lacan, « l’enfant phallus de la mère ».
Cette fonction séparatrice et d’ouverture au monde est aussi présente chez la mère. C’est pourquoi, dans le travail thérapeutique, nous avons à nous questionner également sur la fonction paternelle chez la mère.

Dans l’espace thérapeutique, cette fonction séparatrice s’incarne dès la première rencontre : le simple fait de venir en thérapie crée un espace intérieur et, en invitant le patient à s’exprimer, à dire son ressenti, invite à l’individuation donc à la séparation, à la mise en sens et au discernement. A tous les moments de la thérapie, le patient, en racontant son histoire, même avec les charges émotionnelles qui s’expriment, s’en dégage.

Le thérapeute occupe également cette fonction séparatrice lorsqu’il accueille le transfert négatif de son patient : en disant « non » au thérapeute, le patient exprime son agressivité dans l’espace thérapeutique, s’autonomise, se sépare.

Le prescripteur de la loi

C’est la fonction paternelle qui détermine le rapport aux limites et aux interdits qui aidera l’enfant à faire le deuil de sa toute-puissance et à accepter les contraintes du réel et de la société.
C’est une fonction de pare-excitation qui permet de contenir l’emballement des pulsions. L’enfant a besoin des interdits de son père pour connaître ses limites et apprendre à faire attention aux autres.
Le père définit les actes permis et les interdits : il est porteur de la loi. Le père récompense et sanctionne : il trace les limites.
L’enfant, au cours de son développement, va intérioriser les interdits parentaux : c’est ainsi que se forme l’existence du surmoi.
Il est nécessaire au développement de l’enfant que la loi du père puisse être questionnée par l’enfant, c’est à dire qu’elle ne lui soit pas totalement imposée mais qu’il la fasse sienne par identification. Si l’enfant ne peut pas questionner la loi, s’installe une rigidité dans les relations parentales et l’asymétrie naturelle de celles-ci se renforce, c’est à dire que l’autorité liée à la fonction se transforme en une soumission à des personnes réelles. Les figures parentales dans l’enfance se retrouveront dans les figures d’autorité à l’âge adulte : professeurs, patrons, supérieurs hiérarchiques.
La loi du père devra aussi permettre à l’enfant d’accepter la frustration grâce à une loi transmise avec amour, humanisée, assouplie par la parole, les échanges, les jeux et le corps à corps qui offrent une exploration sensitive du monde. Cette souplesse dans la loi régulera les élans agressifs, les mouvements de violence provoqués par les limites qu’elle impose.
Il est nécessaire que les figures paternelles présentes auprès de l’enfant – auxquelles il va s’identifier – lui offrent un cadre, certes limitant, mais aussi sécurisant et qu’elles accueillent l’enfant par une attitude bienveillante et non violente.

Dans l’espace thérapeutique, nous avons noté que le cadre thérapeutique protège ; il pose aussi la « loi » de la psychothérapie à travers la durée, la fréquence, le coût des séances. L’ensemble de ces règles, en portant la loi de l’espace thérapeutique, contient et permet aussi de créer un espace où le patient se sent dans une certaine forme de liberté. Ainsi, il s’agira pour le thérapeute de tenir la loi telle qu’elle est définie dans le cadre thérapeutique quand la figure paternelle a été défaillante sur ce point, ou, à l’inverse, d’assouplir les règles quand la figure paternelle est rigide. C’est cela qui permet au patient d’expérimenter un autre lien, d’autant plus lorsqu’il peut dire ce qui se passe pour lui.
Le code de déontologie auquel nous adhérons montre aussi que le psychothérapeute lui-même se soumet à une loi. La loi que le psychothérapeute choisit d’incarner, c’est aussi l’éthique qui offre un contenant sûr, un espace protégé, une position qui accompagne mais ne dirige pas. L’éthique du thérapeute lui rappelle de se mettre à l’écoute du monde du patient et de ses désirs. Le thérapeute soutient alors la subjectivité du patient.

Le transmetteur du nom : la reconnaissance, la filiation, l'inscription dans le monde

L’attribution du nom d’une personne est fonction de sa filiation. Depuis des lois de 2002 et 2003 (3) , l’enfant peut légalement porter associé ou non à celui de son père, le nom de sa mère. Avec ces lois, la notion de « patronyme » disparaît dans le droit et est remplacée par «nom de famille». Pour Didier Dumas, le père est le premier pivot de la construction mentale de l’enfant. « L’accueillir dans son nom, c’est l’accueillir dans le langage et assumer d’être pour lui une instance constructive se démarquant de la mère (4) . » Chez Dumas, le père a le pouvoir de donner la vie et de prendre conscience de la mort et de l’espace temps.
Aujourd’hui, le nom du père reste très largement le nom de famille qui identifie l’enfant.
En donnant à l’enfant un nom, c’est une deuxième naissance, une naissance au monde.
En reconnaissant l’enfant, le père l’inscrit dans une généalogie, il lui trouve une place dans la lignée et lui désigne son origine .
Nommer pose des limites ; si le silence n’a pas de limites, la parole est en elle-même limitante.
La figure paternelle, en nommant, reconnaît, inscrit et donne à l’enfant sa place dans le monde social, culturel, spirituel, en complément, en relation ou en continuité.
L’enfant apprend par les figures paternelles qu’il existe d’autres univers avec lesquels il devra collaborer pour survivre et s’épanouir. Il apprend aussi qu’il y a eu des générations avant lui et qu’il y en aura d’autres après : l’enfant construit son identité aussi par le contact avec le père de son père, le « père antérieur », concept proposé par Didier Dumas. Il est nécessaire que la figure paternelle soit elle-même reliée à ce père antérieur. « Être père, c’est avant tout répéter le sien (5) . »
Une ligne du temps s’installe et autorise l’enfant, l’adolescent et l’adulte à se projeter dans le futur en s’appuyant sur ses origines. Cette ligne du temps permet aussi d’intégrer la mort.
Dans l’espace thérapeutique, quand nous nommons ce que vivent les patients, nous occupons une position paternelle. Et nous soutenons l’apparition de la parole et son élaboration.
Le thérapeute occupe aussi cette fonction paternelle lorsqu’il explore avec le patient son histoire, l’accompagne pour la remettre en sens ; en s’intéressant aux origines de son patient, le thérapeute l’invite à s’inscrire dans une lignée temporelle. Le thérapeute est garant de cette inscription car il est également la mémoire de ce qui est dit dans les séances.
En ce qui concerne l’inscription dans le monde, le thérapeute est amené à faire fonction de père lorsqu’il soutient, accompagne et encourage le patient tant dans l’exploration de son monde intérieur que du monde social, culturel, professionnel qui l’entoure.

[3] Loi n°2003-516 du 18 juin 2003 relative à la dévolution du nom de famille et Loi n°2002-304 du 4 mars 2002 relative au nom de famille ; réforme devenue applicable à compter du 1er janvier 2005.

[4]Dumas D., Sans père et sans parole. Hachette, 1999. P. 70

[5]Didier Dumas, op. Cit., p. 41.

LE GUIDE

S’il n’y avait pas de figure paternelle, l’enfant resterait symboliquement « dans » la mère.
Une des fonctions paternelles est de guider l’enfant vers le monde. D’une main, de lui tenir une main, de l’autre, de lui montrer ce qui les entoure. C’est l’identification de l’enfant au père qui lui permet de s’ouvrir et de s’insérer dans le monde social et culturel. L’enfant, dans ce processus d’identification, qui passe beaucoup par le « jouer ensemble », prend pour modèles les figures paternelles qui l’entourent et qui vont l’initier. C’est là que la transmission agit. C’est là aussi que les personnes réelles seront le plus souvent plurielles : un oncle qui initie à la musique, une cousine au sport, un ami d’un parent à la poésie, une autre à la connaissance des plantes, un professeur à la pensée… Et cette fonction de guide sera d’autant plus prégnante que la personne qui tient cette fonction sera dans le plaisir de cette transmission. Cette fonction de guide, qui amène parfois vers la figure du héros dans le regard de l’enfant, a une forte dimension affective, ludique et créative.
Peut-être est-ce pour cela que les artistes donnent si bien corps à cette notion. Par exemple, dans la littérature, que ce soit en plein, chez Orhan Pamuk, l’écrivain turc prix Nobel de littérature, qui raconte avec lucidité et amour ce père qui l’a guidé :

« Comme d’autres pères parlaient des pachas ou des grandes figures religieuses, le mien me parlait de Sartre et de Camus (avec lequel il avait plus d’affinités) qu’il avait vus lors de ses escapades à Paris, et ces histoires ont eu une profonde influence sur moi.
(…) Comme il conduisait, nous ne pouvions pas nous regarder dans les yeux, si bien qu’il me parlait comme à un ami et pouvait aborder les sujets les plus délicats et les plus difficiles. Après m’avoir raconté des tas de choses, il lançait quelques plaisanteries, tournait le bouton de la radio et se mettait à parler musique (6) . »

Ou, en creux, chez Franz Kafka, dans sa classique et lumineuse Lettre au père.

« A cette époque, ce n’était qu’un modeste début, mais ce sentiment de nullité qui s’empare si souvent de moi (sentiment qui peut être aussi noble et fécond sous d’autres rapports, il est vrai) tient pour beaucoup à ton influence. Il m’aurait fallu un peu d’encouragement, un peu de gentillesse, j’aurais eu besoin qu’on dégageât un peu mon chemin, au lieu de quoi tu me le bouches, dans l’intention louable, certes, de m’en faire prendre un autre. Mais à cet égard, je n’étais bon à rien. Tu m’encourageais, par exemple, quand je marchais au pas et saluais bien, mais je n’étais pas un futur soldat ; ou bien, tu m’encourageais quand je parvenais à manger copieusement ou même à boire de la bière, quand je répétais des chansons que je ne comprenais pas ou rabâchais tes phrases favorites, mais rien de tout cela n’appartenait à mon avenir (7) . »

Comment s’exprime cette fonction de guide dans le processus thérapeutique et dans la position du thérapeute ? La fonction paternelle de guide est fortement liée à la transmission des centres d’intérêts, des univers, des goûts comme le montrent les deux extraits littéraires ci-dessus; cette composante de la fonction paternelle est imprégnée de la culture. A quel moment est-ce que nous faisons cela dans l’espace thérapeutique et cela ne se heurte-t-il pas au principe de neutralité ?
Nous pouvons convenir que nous occupons cette fonction de guide quand nous accompagnons un patient dans l’interprétation d’un rêve, par exemple, ou lorsque nous proposons une lecture.
Nous occupons aussi cette fonction paternelle de guide lorsque nous nous mettons en contact avec notre enfant intérieur pour être dans le plaisir de l’échange avec le patient en particulier lorsque la figure paternelle n’avait pas accès à cet enfant intérieur.

Pour conclure, la posture interne du psychothérapeute permet de mettre en place un tiers face aux parents réels intériorisés par le patient. Dans le cas où la fonction paternelle a été « insuffisamment bonne », le thérapeute fait office de Père Symbolique – au sens de l’Analyse Psycho-Organique – de transition en occupant une position soutenante et bienveillante, ou, en paraphrasant Winnicott, de « père auxiliaire » ; ce père auxiliaire répare le vécu du père réel, permet de construire un bon père dans l’espace psychique du patient en donnant un autre repère.
En installant du bon père à l’intérieur, l’être se donne la père-mission de porter son désir.

Jessica Holc, Analyste psycho-organique, Psychologue, Psychothérapeute et Superviseuse.

[6]Pamuk O.. Mon père et autres textes. Gallimard, Folio, 2009. P. 15-16

[7]Kafka F., Lettre au père. Gallimard, 1957. P. 13

Bibliographie

Abécassis J., La voix du père. PUF, 2004.
Boyesen P., Huber H-G. Pour qui je me réveille le matin. Adire, 1993.
Champ E., Fraisse A., Tocquet M. L’Analyse Psycho-Organique. Lharmattan, 2015.
D’Hennezel C., Raconte-moi ta naissance. Alphée Jean-Paul Bertrand, 2008.
Dumas D., Et l’enfant créa le père. Hachette, 2000.
Dumas D., Sans père et sans parole. Hachette, 1999.
EFAPO, Manuels d’enseignement. Tomes 1 à 7. EFAPO, 1994-2004.
Enriquez E., De la horde à l’Etat. Gallimard, 1983.
Enriquez E., Les figures du maître, Arcantères 1991.
Freud S., Moïse et la religion monothéiste.
Freud S., Totem et tabou. Payot, 1965.
Kafka F., Lettre au père. Gallimard, 1957.
Lacan J., Écrits. « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose. » Seuil, 1966.
Laplanche et Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse. PUF, 1967.
Pamuk O., Mon père et autres textes. Gallimard, Folio, 2009.
Tchernicheff I., La question du père chez Winnicott… et chez quelques autres, Empan, 2005. N°57.
Winnicott D.W., L’Enfant et sa famille. Payot, 1971.
Winnicott D.W., Lettres vives. Gallimard, 1989.

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